POST-DESIGN : « l’art de la bifurcation »



Texte
d’introduction
Marabout
#3 / Centre Pompidou / 31-01-2018
David
Enon, designer diplômé de l’Ensci, enseignant de l’option Design de l’ESAD-TALM
– Angers, invite Elizabeth Hale, étudiante chercheuse en design (ESAD de St
Etienne) sur l’exploratoire du design des instances de représentation
citoyenne, diplômée de l’ESAD-TALM et Yann Philippe Tastevin, anthropologue,
chercheur au CNRS (Laboratoire Interdisciplinaire Solidarités, Sociétés,
Territoires)
Modération : Romain Lacroix

Le premier
marabout, Max Mollon, a proposé de traiter de la fiction, disons du design
fiction ou encore design spéculatif, critique etc. Tiphaine Kazi-Tani, en
réponse judicieuse a décidé de privilégier l’action, soit la relation complexe
entre une pratique de design et une pratique d’activisme. Pour ma part je
retirerai de cette rencontre à laquelle j’étais convié que designer et
activisme sont deux pratiques tout à fait disjointes. L’une est un métier,
l’autre pas. Il est possible de les mener conjointement ou pas et que l’on soit
PDG d’une multinationale, coiffeur, ou militant, il me semble tout à fait
légitime de convoquer cet outil qu’est le design. Il me semble qu’il n’y a pas
de design activiste. Le designer peut tout à fait être activiste comme tout
individu. Le design n’est pas non-plus social, écologique, de service etc. Il est
chargé de convoquer, articuler et agencer tout cela au mieux.

Le design est
humanitaire, il fait partie des ces objets douteux d’où peut naître le meilleur
comme le pire. Avec cette intention commune, bien entendu, de sauver le monde.
(Des milliers de designers se sont réunis à cet effet à Montréal en novembre
dernier, Elizabeth Hale nous en parlera sans aucun doute).

Tout cela m’a
fait repenser à un slogan que j’ai écrit alors que j’étais encore étudiant aux
Ateliers[1] :
« designers, travaillons ensemble à l’accomplissement de notre
profession : sa disparition ». Comme on se plaisait à le dire avec la
chorégraphe Julie Desprairies avec qui j’ai récemment travaillé sur un projet[2]
dont je vous parlerai un peu tout à l’heure : chacun est un danseur qui
s’ignore autant qu’un designer qui s’ignore. Chacun est à sa manière spécialiste
et virtuose d’un ou quelques gestes (dû à son travail, ses habitudes, ses
passions …) De même que chacun résout quotidiennement des problèmes
matériels.

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Quant à la
fiction, c’est un outil nécessaire, pour elle-même à tous les niveaux. Qu’un
objet de design ait le potentiel de générer de la fiction, c’est un fait et nous
ne pouvons que nous en réjouir.

Le pouvoir de la
fiction établi, la révolution en marche, que faire ?[3]
Quid de la suite.
Vient donc le fameux
Post-Design.
L’après.

Comprenons-nous
bien. C’est à des fins tout à fait publicitaires et délibérément racoleuses que
j’ai proposé d’appeler cette séance ainsi. Reste le sous-titre « l’art de
la bifurcation ».

Ce terme c’est Yann-Philippe
Tastevin qui me l’a soufflé, il l’utilise dans le sous-titre d’un texte qu’il a
écrit en introduction du numéro 67 de la Revue Techniques et Culture qu’il a
coordonnée. Le sous-titre est : « Bifurcation versus
Évolution ». Suite à cette lecture, J’avoue avoir été tenté d’intituler
cette discussion « pour un design bifurcatif » mais cela revenait à se
laisser aller à jouer le jeu de la mise en case, en boîte avec lequel je n’ai que
peu d’accointances.

Il me semble effectivement
qu’un des intérêts du design est d’être un métier de non-spécialiste. J’ai été
formé dans ce sens c’est à dire à développer la capacité à convoquer les bons
savoirs et savoirs faires au plus juste, au bon moment dans les bonnes
situations. Être capable d’en comprendre et d’en évoquer les enjeux pour chacun
et les articuler au mieux.

C’est pourquoi il
me semble judicieux de ne pas accoler de qualificatif au terme design. Ni
fiction, ni social, ni produit, ni numérique, ni sonore, ni espace, ni service,
ni thinking, ni rien ! Il me semble par exemple que la dimension
fictionnelle peut tout à fait rejoindre l’action et vice versa. Et que toutes
ces dimensions du champ du design gagnent à être articulées et non mises dans
des cases. Et qu’il est à mon avis souhaitable de ne pas céder aux
qualificatifs faciles et racoleurs (comme post-design par exemple) qui ne font
que créer des niches. Je ne souhaite à personne d’habiter une niche. Ou alors
concevons vraiment une niche (Je vais me permettre une rapide digression à
défaut de bifurcation) comme à pu le faire Joep Van Lieshout en corée avec L’Utopian
Doghouse[4]
(il s’agit d’une niche dorée avec nourriture et eau à volonté et avec une zone
pour tuer, dépecer, et préparer le chien en vue d’un bon repas comme on le
trouve encore au menu parfois, en Corée)

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Reprenons. Après
la fiction et l’action, il s’agit d’envisager des bifurcations, des chemins de
traverse qui mêlent les antagonismes et mettent à mal certain manichéismes.
(low tech/high tech,  riche/pauvre,  efficace/inefficace, résolution/dissolution…)

Quelle idée du
progrès réside dans le gain de quelques centièmes de secondes pour l’injection
d’une pièce plastique complexe de produit de grande consommation ?

On le sait, les
logiques de production à l’œuvre ont déjà trouvé leurs limites. Le designer se
doit (enfin certains) d’emprunter des chemins de traverses bifurquer. Car le
rôle du designer c’est aussi de travailler à éviter l’ajout d’un objet
supplémentaire au monde, prôner de manière argumentée de ne pas produire[5], ou
préconiser de produire autrement selon des critères d’efficacité qui dépassent
les logiques de profit à court terme. Le designer a parfois / souvent (!)
du mal à rencontrer les intérêts de l’industrie. Tout un pan de l’industrie a
troqué un outil d’amélioration de notre environnement, de production de confort
à tous les niveaux contre un outil de production de capital et de construction
de carrière.

On ne peut
s’étonner qu’un pan de la pratique du design se détache de l’industrie. La
profession se scinde en quelque sorte et finalement cela lui redonne un sens
politique.

Le design est un
investissement pratique de notre environnement : cette pratique n’est pas la
simple « phase » préliminaire d’un processus, mais elle se distribue à travers
tous ceux et celles qui interagissent avec les objets. Nous avons besoin
d’hétérogénéiser, diversifier nos modes de production. Fini les temps de la
monoculture ! Mais comment parler Anthropocène, ou décroissance
avec l’industrie telle qu’elle est aujourd’hui ?

L’économie de
gestes et de moyens, tout comme les politiques de recyclage, de réemploi à
l’œuvre, si elles se trouvent être une nécessité, ne suffisent plus.

Il me semble
qu’il est nécessaire de travailler l’inscription des projets dans une
continuité, dans le temps, pour qu’ils soient vécus in situ.

« Reprendre
le temps de prendre le temps » :
L’ensemble du processus de fabrications des objets dans toutes ses
ramifications, bifurcations et autre aussi diffus soit-il doit être considéré
dans sa complexité jouissive tel une machine à la Rube Goldberg[6].
Considérer le développement (l’acte de développer) du projet, de sa conception
à sa fabrication (sa mise en forme) comme étant tout aussi important, si ce n’est
plus, que le résultat.

Il nous faut changer
de mode d’appréciation de la valeur des objets. Il faut envisager de mesurer
l’efficacité d’un projet selon d’autres critères que l’optimisation de la
production matérielle du résultat. Un objet dont le coût de production est
supérieur au prix de vente possible n’est par forcément déficitaire. Ce n’est
une question de point de vue.

Un projet qui
n’aboutit pas peut tout à fait être efficace. Effectivement, ce temps, que l’on
s’est évertué à raccourcir, à décimer, ce temps combiné de la pensée et du
faire peut être investit collectivement et constituer une plus-value sociale et
de fait économique même si l’objet matériel, censé résulter de ce travail est
un « Échec ».

Nous devons
considérer que le développement du projet est aussi le résultat du projet.

S’interrogeant
sur les formes à donner à notre environnement matériel et par extension à ses
façons de faire, le designer se doit élargir son champ d’appréhension en
expérimentant toutes sortes de dispositifs de fabrication, des plus alternatifs
et singuliers aux plus communs. De l’autoproduction (établissement d’un design
diffus porté par tous) à tous les modes de productions qui se déploient par le
bas grâce à la mise en réseau de savoirs et de savoirs faire, et par le haut
soutenu par une quantité de production possible.

Pour conclure
cette introduction et refaire un lien avec le slogan évoqué précédemment je
voulais vous parler d’autogénèse. Il s’agit à l’origine d’une “vieille
doctrine” selon laquelle des formes de vies peuvent apparaître de novo,
sans aucune sorte d’origine. C’est une notion toujours en usage en biologie.
Dans ce contexte il s‘agit d’une genèse qui se produit sous la propre impulsion
de l’organisme, sans influences extérieures. Abordée sous l’angle de la
production, l’autogenèse est une utopie. Celle d’une matière qui s’autogénère,
s’auto-organise. Le rêve d’un objet qui s’autoproduirait totalement. Une
autoproduction où l’intervention de l’homme serait réduite a minima. Donner
l’impulsion la plus petite possible et la matière s’agencerait d’elle-même
tranquillement, paisiblement pendant la sieste.

Plus besoin de designer,
de personne. CQFD !

 

Principe de déroulement 

Avec Yann
Philippe Tastevin et Elizabeth Hale nous avons organisés les interventions de
chacun en séquences dont, jusqu’à il y a quelques minutes avant la séance, nous
ne savions pas exactement dans quel ordre nous allons les enchaîner, les
agencer, les articuler. L’idée étant de laisser la possibilité de « bifurquer »
à tout moment jusqu’au dernier moment, tout renverser. Selon un principe
similaire à celui d’une grille d’improvisation en musique.

En vrac donc, Elizabeth
nous parlera de Calais, de gueule de l’emploi et de taï-Chi, Je vous
reparlerai, pour ceux qui étaient là la dernière fois, mais sous un autre angle
cette fois, de Mineral Accretion Factory et de Looping et last but not least nous
avons décidé de commencer avec Yann Philippe Tastevin qui va nous parler d’innovation
mais surtout de wild tech, et de mécanisme à la Rube Goldberg. Nous viendrons,
le moment venu, infléchir le déroulement, birfurquer, en présentant des images,
des vidéos, des projets…

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Epilogue

L’objet du
marabout, un lot de fusées pirotechniques donné par Max Mollon se devait d’être
« approprié », « customisé » à chaque passage. Tiphaine
Kazi-Tani, dans sa radicalité, a préféré ne pas intervenir sur l’objet,
surement dans une volonté de ne pas ajouter une forme supplémentaire au monde,
refuser le geste gratuit potentiellement décoratif et spectaculaire.
Bravo ! J’aime cette radicalité. Quant à moi, plus sage, je propose de
placer ces fusées sur un disque qui une fois fixé en son centre permet de générer
un potentiel mouvement circulaire. Former un rond… comme table ronde, ou
simplement une ronde (la farandole), ou comme tourner en rond, ou comme la
révolution… à voir.

La capture de Design Marabout #3 est visible en ligne ici :
https://www.centrepompidou.fr/cpv/ressource.action?param.id=FR_R-1581b68c1e36c8cecce6bda1c2ffcd66¶m.idSource=FR_E-80c7557dfaab3544c4bed3665b2915c5

[1] ENSCI Les Ateliers à
Paris

[2] LOOPING, exposition de
Julie Desprairies et David Enon à la maison de la culture Le Corbusier de
Firminy dans la cadre de la biennale internationale de design de Saint-Étienne
2017

[3] Je renvoie ici au texte
de Jean-Luc Godard, pour la version avec point d’interrogation et à Enzo Mari
pour la version sans point d’interrogation.

[4] http://www.ateliervanlieshout.com/wp-content/uploads/2016/05/Utopian-Doghouse-7.jpg

[5] Pour exemple, le projet
d’embellissement de la place Léon Aucoc à Bordeaux par le duo d’architectes
Lacaton et Vassal. Les architectes ont en effet convenu qu’il était inapproprié
d’engager un projet d’embellissement pour une place où « qualité, charme
et vie existent » et en font une place « déjà belle ». Seuls des
travaux d’entretien, simples et immédiats ont été engagés.

[6] « Low Tech, High
Tech, Wild tech, réinventer la technologie. » Emmanuel Grimaud,
Yann-Philippe Tastevin et Denis Vidal in Techniques et Culture n°67